Pour sa rentrée, le Promeneur marche à pas feutrés dans l'univers de Chopin... et vous ?
Boris Vian avait
imaginé, dans son roman « l’Ecume des Jours », le
« pianocktail » : en tapant sur certaines
touches, on composait un mélange d’un alcool ou d’un autre, d’un jus de fruits,
d’eau gazeuse ou plate.
Les modes
majeur ou mineur déterminaient les saveurs sucrées ou pimentées de la boisson
commandée par l’improvisation du pianiste.
Chopin, bien
avant lui, avec les seules touches noires et blanches, faisait jaillir toutes
les couleurs de l’arc-en-ciel, et même, au-delà, tout le prisme de l’âme.
Le poète
allemand Henri Heine comparait tout naturellement aux couleurs les œuvres du
compositeur franco-polonais :
« Chopin
est le Raphaël du piano. Dans sa musique, chaque note est une syllabe, chaque
mesure un mot, chaque phrase une pensée ». Intéressante comparaison,
puisque pour souligner une connivence artistique avec le peintre Raphaël, Heine
utilise le vocabulaire d’un écrivain. Comment ne pas penser aux correspondances
de Baudelaire !
Et voici une
autre appréciation due à Franz Liszt : il faut d’abord savoir ce qu’est le
tempo rubato, « allure dérobée », c’est-à-dire affranchie de la
tyrannie d’un métronome, et permettant à l’interprète de ralentir ou de se
précipiter.
« Supposez
un arbre que le vent fait ployer. Entre ses feuilles, passent les rayons du
soleil et la lumière tremblotante qui en résulte, c’est le rubato ».
Chopin, on
ne le sait guère, était professeur de piano. Passionné par l’opéra, il
comparait l’interprétation d’un morceau de piano à un chant. Il répétait à ses
élèves : « vous devez chanter, si vous voulez jouer du piano ».
On pense forcément à respirer quand on chante. C’est moins évident quand on
joue ! Schumann disait des Préludes de Chopin : « on les
reconnaît jusque dans leurs silences ».
Un soir à
Nohant, dans le Berry, chez George Sand, Chopin, Delacroix et le fils de Sand,
Maurice, son élève de peinture, songent tout haut. Chopin est au piano. Mais il
ne joue pas encore. La nuit tout autour délivre les parfums de l’été.
Delacroix
s’exclame « tout est reflet » et Maurice réplique « et le reflet
du reflet ? »
Delacroix
s’écrie : « Diable ! Tu en demandes trop ! » Et
Chopin commence à improviser.
Mais il
s’arrête.
« En
bien, ce n’est pas fini ! » s’exclame Delacroix, déçu.
Chopin
répond : « Ce n’est pas commencé. Rien ne me vient, rien que des
reflets, des ombres, des reliefs qui ne veulent pas se fixer. Je cherche la
couleur, je ne trouve même pas le dessin.
- Vous ne
trouverez pas l’un sans l’autre », reprend Delacroix, « et vous allez
les trouver tous les deux.
- Mais si je
ne trouve que le clair de lune ? » hasarde Chopin.
« Vous
aurez trouvé le reflet d’un reflet » répond Maurice.
George Sand
raconte :
« L’idée
plaît à l’artiste, puis la note bleue résonne et nous voilà dans l’azur de la
nuit transparente ».
Cette
« note bleue » tente de qualifier le moment si souvent insaisissable, retenu dans les lignes des
portées, qui distingue une composition banale
d’un morceau venu de l’âme, ouvert sur la Beauté.
La note
bleue c’est le départ d’une aventure dans l’Art. C’est la lumière du ciel quand
il fait beau, c’est l’ouverture de la respiration, qui donne envie de tourner
sur soi-même, ou de courir, ou de se mettre à chanter. Je me souviens, dans une
période particulièrement douloureuse de ma vie, d’avoir fait un rêve une nuit.
J’étais au sommet d’une colline et tout, la ville, le paysage, les collines
lointaines, tout était bleu comme le ciel calme. Je me suis réveillée en
murmurant « c’est bleu… je vais revivre… »
Une amie de
Chopin, Madame Carlyle, disait que les œuvres de Chopin étaient « le
reflet d’une partie de son âme ».
Mais
qu’est-ce que l’âme ? Je garde encore le souvenir d’un curé qui aimait
répéter « l’âme ? Connais pas ».
Chopin la
sentait pourtant l’abandonner, son âme, et Schumann fut souvent le témoin d’une
scène poignante :
«
C’était déjà un tableau inoubliable, de le voir assis au piano, pareil à un
voyant perdu dans ses songes ; de voir comment le songe créé par lui se
traduisait dans son jeu et comment, chaque morceau fini, il avait la funeste
habitude de parcourir d’un doigt toute l’étendue du clavier gémissant comme
pour se dégager puissamment de son songe ».
Le cœur de
Chopin est à Varsovie.
Mais
Théophile Gautier, son frère en Romantisme, avait raison d’affirmer :
« L’âme
de sa musique est passée sur le monde ».
Maison natale de Chopin à Zelazowa Wola, Pologne. Aquarelle de Monique Clavaud. |
Par Monique Clavaud.