Tout était alors calme dans le château et la nuit aussi
noire que les précédentes. Une nuit sans lune, puisqu’il n’en existe aucune
autour de Tryskellia. Seules les sphères de lumière éternelle, accrochées à
leur tuteur et disposées tout au long des fortifications du palais ainsi qu’aux
entrées du village, créaient de faibles halos blanchâtres qui rivalisaient
péniblement avec l’obscurité. Aucune des sentinelles n’entendit ni ne vit cette
présence sournoise et maléfique investir les ruelles désertes de la cité,
remonter inexorablement des remparts du château et s’approcher des fenêtres des
jeunes princesses endormies. Il est vrai que la vigilance des gardes s’était
depuis bien longtemps relâchée. Depuis que les dernières guerres, vieilles de
dix ans, avaient laissé place à une paix durable et que tous imaginaient
inaltérable. Pourtant…
Une main se déploya devant le faible obstacle que pouvait représenter
la porte-fenêtre donnant sur la chambre d’Iréade et Harmoneï. Les deux battants
cédèrent à un sortilège malveillant. Pas le moindre bruit. Pas le moindre vent
non plus qui aurait pu s’engouffrer jusqu’à leur lit et les alerter sur cette
intrusion. Seules deux ombres silencieuses se dessinaient sur les murs de la
pièce. Une main verrouilla fermement de l’intérieur la porte qui donnait sur le
couloir, dans le seul but de retarder, voire de condamner, toute intervention
des gardes du château. Une main se posa sur la bouche d’Iréade, tout comme sur
celle d’Harmoneï, provoquant leur réveil brutal. Cette entrave leur interdisait
le moindre cri. Leurs regards apeurés faisaient désormais face aux grands yeux
orangés et menaçants qui se détachaient de la pénombre. Au-dehors, le silence
absolu qui régnait encore ne pouvait laisser présager le drame qui s’annonçait.
Un silence qui n’en finissait plus de s’imposer sur cette nuit. Mais c’est bien
avant l’aurore qu’allait être révélé aux habitants du palais le sort infligé aux
jeunes héritières.
Des cris vinrent déchirer ce silence. Il ne pouvait s’agir
d’Harmoneï. Sous de tels cris de terreur – car c’est bien de cela dont il
s’agissait, de réels cris de terreur –, les vitres de la cité tout entière
auraient volé en éclats. Invités et résidents du château étaient pour la
plupart sortis de leur sommeil lorsqu’Idwall, Akharon et dame Lyrianne
parvinrent devant l’entrée de cette chambre close où Iréade continuait de
crier, implorant sa mère de les aider, elle et sa soeur. Ils furent
immédiatement rejoints par les quatre dragonniers choeurvastois. Et malgré
toutes leurs tentatives, les gardes, arrivés les premiers sur les lieux, ne
parvenaient toujours pas à forcer la porte qui résistait à tous leurs assauts.
— Je vous en prie, maître Idwall, intervenez ! J’ai
l’habitude de calmer leurs cauchemars, mais là, j’ai peur d’autre chose.
Le vieux sorcier avait rarement ressenti telle angoisse chez
la reine et il craignait qu’elle ait raison de s’inquiéter ainsi. D’autant qu’Harmoneï
ne s’était plus manifestée depuis leur réveil et qu’Iréade, à elle seule, avait
mis en ébullition la moitié du château. Il se précipita vers les gardes qui redoublaient
d’effort pour tenter d’ouvrir cette maudite porte.
— Ôtez-vous de l’endroit, laissez-moi un large espace.
Les soldats s’exécutèrent sur-le-champ. Ils connaissaient la
puissance des pouvoirs du magicien. Si quelqu’un pouvait défaire cet obstacle, c’était
bien lui. Seul face à l’entrée condamnée, il tendit devant lui le médaillon
qu’il portait autour du cou et qu’il ne quittait jamais, puis lança son
incantation :
— OREA… ADESSOONA… LIBERA !
Le vêtement de nuit d’Idwall, que l’on pouvait penser
inadéquat à la situation, n’altéra nullement l’efficacité du sortilège. Au
dernier mot de l’incantation, lancée avec force par le sorcier, la porte
s’effondra au sol dans un grand fracas, révélant la pièce entièrement plongée
dans le noir. La reine Lyrianne ne percevait désormais plus que les pleurs
d’une de ses filles. Elle tendit le bras pour faire comprendre à son entourage qu’elle
souhaitait entrer la première. À la lueur de la bougie qu’elle avait en main,
elle perçut l’ombre de ses deux filles, chacune agenouillée sur son lit.
— Iréade ! Harmoneï ! Vous n’avez plus rien à craindre, nous
sommes là, voulut-elle les rassurer tout en s’engageant dans l’obscurité de la
chambre.
Elle avança encore, suivie d’Akharon. Il ne faisait aucun
doute que c’était bien Iréade qui sanglotait.
— Iréade, tout est tranquille maintenant. Regarde ! Harmoneï
ne pleure pas, elle. Tu as probablement fait un mauvais rêve. Il devait être effrayant
pour que tu…
Brusquement, une force inconnue déferla dans la pièce,
éteignant les bougies et projetant la reine et le Vénésian à terre. Les deux
ombres traversèrent la chambre, accompagnées de cris stridents, pour
disparaître par la porte-fenêtre aussi vite qu’elles étaient apparues. Idwall
s’était précipité vers la souveraine pour lui venir en aide tout en essayant de
contenir la fuite de ces êtres agressifs, mais sa riposte fut vaine.
L’événement avait été trop soudain pour que son sortilège ait le temps d’opérer
sur ces intrus.
— Nous partons à leur poursuite. Yrekhen et ses compagnons
sauront les pister et les rattraper.
Kéhor parlait des Dragons Rouges bien sûr, dont les sens
étaient étonnamment développés. Ajoutées à cela leurs facultés de voler et de cracher
le feu, la réputation d’excellents limiers des Espériates n’était plus à
démontrer. Typhaynn, Kéhor, Léandre et Orain se dirigèrent rapidement vers les
grandes étables où leurs compagnons dragons résidaient cette nuit-là. Le
magicien, de son côté, avait fait renaître la flamme de sa bougie, offrant une
infime clarté au coeur de la chambre. Lyrianne s’était relevée et faisait face
aux jeunes jumelles restées recroquevillées sur leur lit.
—
Harmoneï ! Iréade ! Vous n’avez rien ?
Elle imagina tout d’abord sa perception altérée par
l’insuffisance de lumière, mais réalisa vite quel maléfice venait de s’abattre
sur ses filles. Cette vision cauchemardesque la terrifia.
— C’est impossible !
Ce furent les derniers mots de la reine avant qu’elle ne
s’évanouisse dans les bras d’Akharon.
Par Didier de Vaujany.
Extrait de TRYSKELLIA – Manuscrit Premier – Le Crépuscule des
Sirènes. (chapitre 7 – Intrusion), éditions Beaurepaire, juin 2013.