Mes pas m’ont emmené aux
Terreaux. Sans m’en rendre compte, j’ai emprunté la rue Justin-Godard et la
montée Bonnafous. Qu’est-ce que je fous là dans les traces du scout avide
d’expériences de chimie avec François Pierzon ? Et pourquoi, je traboule jusqu’au
quai sinon pour me rappeler la petite chatte si soyeuse que j’y
découvris ? Quelle raison me pousse à arpenter ce quai où je drague les
messieurs habituellement jusqu’à la Place des Terreaux ? Ce premier
rendez-vous avec Danielle ?
Me voilà bien avancé maintenant.
Il me faut me retaper toute la montée jusque chez moi en évitant vers chez
Ghyslaine qui risque bien d’avoir quitté la fiesta peu après moi. Elle ne s’y
marrait pas des masses, ni Patricia que j’ai négligée tout au long de la soirée
alors que ça aurait bien pu s’accorder, elle et moi. Je ne l’avais pas revue
depuis le 17 août.
La paranoïa qui s’empara de moi
après une des expéditions s’ajoute à mon tourment existentiel : quelqu’un
me suit que je n’arrive à surprendre malgré mes arrêts brusques, mes
volte-faces soudaines. Un ancien harponné, un flic ? un de la bande
bigleux qui voudrait me faire un mauvais sort ? Je me trouve vers la gare
de la ficelle Croix-Pâquet, fermée à cette heure-ci. Dans la rue, à droite, la
cartonnerie et plus haut à gauche l’atelier de l’ancien mec de Éliane. On voit
encore que les murs ont noirci autour des fenêtres. Deux options : par la
rue Burdeau et la Place Chardonnet ou la montée Saint-Sébastien par où je
traboulerai vers la Place Colbert. Celle que je choisis comme attiré par mes
propres pas de jadis.
La cour des Voraces et son
impressionnant escalier de pierre rappelle un juste combat : celui de la
lutte contre le renchérissement du vin quand les bistroquets ont voulu changer
la bouteille de 1,04 l par le pot de 48 cl grâce à l’instauration d’une
coopérative de fourniture et distribution du picrate.
Le pot, d’ailleurs, a perdu
encore 2 cl. Mais comme dit Mémé : « Les petits ruisseaux font les
grandes rivières. »
La Place est bordée sur trois
côtés d’immeubles à cinq étages, construits entre 1840 et 1850 pour loger les
canuts et leurs métiers m’avait dit Pépé pour qui rien de l’histoire de la
corporation n’était étranger surtout pas l’épisode de la révolte de novembre
1831. Le canut, il ne faut pas trop l’emmerder : il prend le coup de sang
régulièrement. Après 1831, 1834, 1848 et 1849. Peu doué pour retenir des
paroles de chansons, celle emblématique du quartier me permet de m’en tirer
lorsqu’on me réclame d’en pousser une sur l’air des lampions. « Martinaud,
une chanson ! Martinaud, une chanson ! » La main sur le cœur, je
trémole : Pour chanter Veni Creator, il faut avoir chasuble d’or,(bis)
Nous en tissons pour vous, Grands de l’Église, et nous, pauvres canuts, n’avons
pas de chemise. La suite, tout le monde la sait et reprend en chœur : C’est nous les
canuts, nous allons tout nus !
Le 6 s’y arrête. À cet
arrêt, mon cœur reprenait son fonctionnement normal. Combien de fois j’ai cru
gerber dans les lacets avant d’arriver sur la Place ? Bien sûr, la ficelle
va au plateau sans à-coups ; je la privilégie quand je monte au quartier à
partir des Terreaux quitte à marcher un peu pour rentrer à la maison mais si
l’on décide de prendre un trolley vers le Prisunic de la Guillotière, il
faut se coltiner les virages à angles droits dès la Place Chardonnet. Le type
dans sa cage grillagée descend trois fois sur quatre remettre les perches qui
ont déraillé. Les copains de la bande aiment à tourner autour du trolley avec
leurs brèles pétaradantes ce qui occasionne d’intempestifs coups de freins à
faire valdinguer les mémés à cabas.
Ça pitte-patte dans mes endosses ! À n’en pas douter. À
galoches, que veux-tu comme je l’ai écrit dix fois à l’occasion des dictées
quotidiennes. Celle-là…Maurice Fombeure ! Le « moyen », le
« bon », le « passable » qu’ils étaient catalogués les
écoliers dans la poésie. Ça cliquète talon nerveux, pas croquenot de plouc ou
talon usé en biais de la bottine. Patricia porte de ces sandales légèrement
surélevées. Mais elle ne se serait pas farci toutes mes pérégrinations pour
dessoûler seulement pour le plaisir d’admirer mes fesses que d’aucunes disent
telles des pommes. Elle serait ce suiveur anonyme qu’elle raconterait aux
générations futures avoir parcouru la zone de la saga de Rémi Martinaud, des
cités de la rue Henri Chevalier jusqu’à la Place Colbert via la Grande-Rue et
le quai. Manque à l’appel, le bas du boulevard. Justement l’endroit maléfique
que je ne veux évoquer. En quinze ans, j’ai parcouru quoi ? un
kilomètre ? Pas plus que mes parents, en définitive. Nés et morts dans le
quartier.
Par Alain Babanini.
Extrait de Faits-divers Accidents Place Colbert, autoédition, 2011.
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