Et si nous prenions le train ?
[...] Elle
est là, déchaussée, chatte lascive, rappelant par toute son
attitude le souvenir du parfum qu'elle
a laissé en entrant. Lovée au creux des deux fauteuils dont elle a
fait une banquette en relevant
leurs bras. A moitié étendue. Exposée. Corsage entrouvert jusqu'au
second bouton. Le soyeux
de ses bas suggérant le velours de sa peau. Ses longs cheveux jetés
sur une épaule, yeux baissés,
elle feuillette un magazine, négligemment. Comme si elle était
seule, chez elle, dans son salon.
En face de ces trois hommes qui font avec elle le voyage. Dont le
premier, le plus près de la
fenêtre, a choisi d'observer le paysage. Le second, celui du milieu,
de se plonger dans un livre, jetant
un œil sur elle chaque fois qu'il tourne les pages. Le Reporter,
quant à lui, faisant des efforts désespérés
pour détacher les yeux de la belle inconnue.
Il
rentre d'un long voyage. D'un reportage au cours duquel, alors qu'il
pensait simplement se renseigner
sur les circuits qu'emprunte l'argent que procure le trafic de
drogue, pour la première fois
de sa vie il a cru sa dernière heure venue quand il s'est aperçu
qu'il s'était immiscé sans le savoir
dans une sombre affaire de corruption, d'ententes illicites et de
services secrets. Surpris en flagrant
délit d'intelligence. Ne devant la vie qu'à son instinct qui, au
moment où les choses allaient
mal tourner, a su lui faire jouer l'innocence du jeune homme naïf
qui ne s'est même pas aperçu
qu'il venait de mettre le pied dans un domaine interdit.
Cela
fait trois semaines qu'il ne s'est approché d'une femme. Les fuyant
même, sans le paraître. Par
fidélité à la parole donnée. Par amour bien sûr. Pour se prouver
aussi qu'il n'est pas de ces velléitaires
qui se laissent embarquer par le premier jupon. Bien qu'Aurore, usant
d'un fallacieux prétexte
pour refuser une fois de plus de se donner avant son départ, l'ait
rendu, inconsciente de l'épreuve
qu'elle lui imposait, perméable à n'importe quel attrait. Ne pesant
pas, à coup sûr, le danger
dont elle les menaçait sans le savoir. A moins qu'à sa manière, en
dépit des apparences, elle
ait fait ce qu'il fallait pour qu'il l'emportât sur le Minotaure et
revienne vainqueur au travers du
labyrinthe en remontant son fil d'Ariane?
Le
voilà donc de retour, affamé, s'efforçant de reporter les yeux
ailleurs que sur la belle voyageuse,
mais n'y parvenant pas. Pour appliquer l'enseignement de ce vieux
maître d'école qui, lorsque
le temps annonçait la neige ou que le vent soufflait du midi, les
faisait courir lui et ses camarades
autour des platanes qui entouraient la cour pour les apaiser, il
imagine d'aller désaltérer au
bar sa gorge assoiffée. Se lève. Y va. Revient. Sort son carnet.
S'essaye à rédiger trois notes avant
de prendre pour prétexte les vibrations du train qui file sans heurt
sur les rails pour s'arrêter d'écrire,
ranger ses papiers, rengainer son stylo. Ne voulant accepter, s'il ne
lui vient ni idée ni formule,
d'en attribuer la carence à celle qui, devant lui - devant eux
plutôt - langoureuse, indifférente,
avec le dédain d'un félin se prélasse. Il ferme les yeux.
S'applique à respirer à fond. Une
fois. Deux fois. Trois fois. Comme il a appris qu'en ces cas-là il
faut faire. Puis il s'imagine dans
sa chambre d'hôtel s'enroulant dans sa couverture et se couchant par
terre pour éprouver son
corps à la fermeté du plancher. Mais rien n'y fait. Avant de
ré-ouvrir les yeux, il tourne la tête vers
la fenêtre, s'obligeant à ne regarder qu'ensuite : les maisons se
rapprochent de plus en plus les unes
des autres comme pour fuir la campagne. Il reconnaît les faubourgs
de la cité : ils seront bientôt
arrivés. Il referme les yeux en laissant aller sa nuque contre
l'appui-tête. « Ce serait le bouquet
si je m'endormais maintenant! » se dit-il en songeant à ce que
penserait Théo qui doit l'attendre
sur le quai puisqu'il a jugé trop difficile de lui expliquer par
téléphone où ils devaient se rendre.
Peut-être sera-t-il avec Aurore? espère-t-il. Aurore qui lui
reproche de ne plus la regarder, de
ne pas la considérer davantage qu'un meuble quelconque de la maison.
Un meuble dont elle prétend
qu'il ne prête attention que lorsque c'est à son tour de
servir... Une expression se fraie un chemin
dans les méandres de ses pensées : "A la hussarde!" Oui,
c'est sans doute ainsi qu'il se comporte
quand il rentre de voyage. Sans délicatesse. Sans ces prévenances
et caresses qui témoignent
de l'oubli de soi pour l'autre. Qui montrent le don de l'attente. La
pureté de l'amour. Qu'en
aucun cas ne prouvent les mots. Ni même la soif des corps. « Ne
l'aimerais-je plus? Ou l'aimerais-je
moins? » s'interroge-t-il, se demandant si, lorsqu'il est avec elle,
il sait aussi bien qu'il le
dit faire une croix sur son métier. Une valise touche son genou : le
voyageur de la fenêtre passe en
s'excusant. Il bondit : il est seul dans le compartiment. « Deux
minutes d'arrêt ! » lance un haut-parleur.
Il attrape en hâte ses bagages et se précipite vers la sortie. Du
haut des marches il aperçoit,
de dos, jetée dans les bras de celui qui l'attendait, celle avec qui
ils ont voyagé. Bel homme!
observe-t-il fugitivement tandis qu'elle plie sa jambe et montre un
instant le dessous de cuir
fauve de son soulier verni. Après avoir desserré son étreinte et
libéré ses cheveux, de son bras
libre son compagnon entoure les épaules et entraîne la belle
voyageuse qui, tout à l'heure moitié
statue, relève maintenant à tout propos sa tête joyeuse d'oiseau
blond : ils se font avaler par la
vague des voyageurs jaillis de la seconde rame et disparaissent.
-
Suis-je bête! se dit le Reporter, étonné de ne pas avoir eu l'idée
de semblable scène au moment où
il lui eût été fort utile de l'imaginer tandis qu'il aperçoit,
là-bas, à l'entrée du quai, deux bras qui lui
font signe.[...]
Par Jean-Paul Gabarre.
Extrait de OH ! MY GOD !
Pourquoi ? ("plaidoyer sous forme de roman", tome
I de A la recherche de l'essentiel), Edilivre, juillet 2009.
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