La vision
des péniches, pleines, basses et à ras de l'eau en descendant la rivière, puis
hautes et montrant toutes leurs coques noires et vides en sortant de la ville
pour remonter vers le nord... Les péniches passant sur la Saône comptent parmi
les plus lointains souvenirs de ma petite enfance. Nous habitions dans la
proche banlieue de Lyon, une maison près de l'eau. Juste en face de la grille
donnant accès au quai, se trouvait la passerelle qui traversait la rivière et
menait à Fontaine s/Saône, l'image la plus marquante qui m'en reste est celui
d'un matin de brouillard, où ma grande sœur me tenait la main, emmitouflés de bonnets
et d'écharpes, nous marchions sur ce pont de bois dans la demi-obscurité de
l'hiver pour nous rendre à l'école, à peine nous sentions le ronflement de
l'eau passant sous nos pas, les maisons de Fontaine sortaient de la brume à
mesure que nous avancions... Pourquoi ce souvenir est-il resté si net ?
Pourquoi certaines images nous marquent-elles plus que d'autres ?
Quelques
temps après, cette passerelle a été détruite et remplacée par un vrai grand
pont de pierre installé un peu plus loin. Quand aujourd'hui il m'arrive de
passer entre Collonge et Fontaine, je ne peux m'empêcher d'aller vérifier les
marques laissées à l'emplacement de cette ancienne passerelle, témoin d'un
passé presque irréel. En effet, que reste-il aujourd'hui de cette France des
années 50, encore pleine des meurtrissures de la guerre ? Quand je pense à ce
temps-là, il me semble que je sors d'un rêve, non pas que cette époque était
meilleure qu'aujourd'hui, mais la vie était si différente... Tout les gens
autour de moi parlaient encore des années de guerre, dans ma tête de petit
garçon, j'avais conscience d'arriver dans un monde venant de subir une grande
épreuve que je venais de manquer, un peu comme si j'arrivais trop tard, juste à
la fin d'un spectacle...
La Saône... Il lui arrive parfois de déborder
et de faire quelques dégâts, non pas avec la violence et la cruauté d'un fleuve
en colère, mais ses eaux paisibles passent au dessus des quais, noient les
routes et les caves des maisons alentours, recouvrent les îles basses en laissant
d'infâmes traces de boue... Cette rivière tranquille aime parfois faire preuve
de caractère. C'était je crois en 1955 qu'elle a eu le caprice d'inonder toutes
ses berges, et que cette gentille rivière s'est transformée en une sorte
d'inquiétant bras de mer... nous ne distinguions plus ni les quais, ni les
routes face à notre maison, nous voyions les maisons de Fontaine noyées sous
les eaux. Notre chance à nous était d'être dans un endroit un peu plus
surélevé, qui nous a préservé de tout dommage. Mais régulièrement, la Saône
aime montrer sa force, cela ne dure que quelques jours, les gens qui vivent sur
ses rives doivent le savoir et accepter de payer le prix de ses sautes
d'humeur.
Quand je roule aujourd'hui sur la
route qui sort de Lyon en longeant la Saône, il est difficile d'imaginer que
passait ici le "train bleu", un petit omnibus monté sur des rails,
semblable à un tramway de banlieue, comment ferait-il maintenant pour passer au
milieu de tant de circulation ? Et
pourtant, je revois bien ce petit train, avec ses banquettes en bois, je me
souviens de ses secousses et de ses arrêts brusques à chaque arrivée dans les
stations. Dans ces années là, la "société de consommation" n'avait
pas encore pris son essor et tout le monde n'avait pas sa voiture, ce gentil
tramway de banlieue était à l'image des gens qu'il transportait : Un petit
tortillard humble et honnête. C’est, je crois, en 1958 que sa fin a été décidé,
nous avions changé d'époque, le "train bleu" est maintenant entré
dans l'Histoire de la vie lyonnaise.
Les quais de la Saône, la cathédrale
St Jean, le Palais de Justice et ses immenses colonnes, les bouquinistes du
quai de la Pêcherie... il y a là une similitude avec le vieux Paris, la Seine et
la Saône ont des noms qui se ressemblent, l'étymologie est certainement la
même, et d'ailleurs ne naissent-elles pas toutes les deux au même endroit ?
Quand j'ai découvert Paris, les quais de la Seine avec leurs kiosques à fleurs
et leurs bouquinistes, je me suis tout de suite senti chez moi... il y a aussi
les mêmes bateaux-mouches qui traversent la cité. Cette ressemblance n'est pas
fortuite et la traversée d'une rivière donne toujours de "l'intelligence" à une ville, car c'est au bord des fleuves que sont parties les idées et
les richesses qui ont fait avancer les nations, c'est toujours au bord de l'eau
que se sont bâtis les industries, les commerces et les universités...
À l'angle du quai de Bondy et de la rue qui
mène à la gare St Paul, se trouve un des plus beaux coins de Lyon, face aux
larges trottoirs où se tient le marché de l'Art, on peut s'asseoir aux
terrasses des cafés, et entendre battre le cœur de la ville, on se prend plein
les yeux et les oreilles de l'esprit de la cité, on est ici entre le théâtre de
Guignol et les "bouchons" qui ont fait la réputation de la cuisine
locale. Face au quai, par delà la rivière, s'élève la grande église de St
Nizier au milieu des belles maisons bourgeoises de la Presqu'Ile. Derrière le
quai de Bondy, on sent toute la pression des vieux quartiers de St Jean et de
St Paul, dominés par la colline de Fourvière - la colline qui prie -, et
surtout, il suffit de regarder en face et contempler la Croix Rousse, - la
colline qui travaille -, avec ses vieilles maisons aux couleurs ocre et pastel, on pourrait se croire dans un coin d'Italie, si ce n'était la teinte
mélancolique du ciel lyonnais... Cette belle colline, avec son air à la fois
digne, austère et populeux rappelle tout le passé de la ville, fait de
souffrance, de travail et d'esprit frondeur, ici comme à Paris, le peuple a
durement payé sa part de justice et de liberté...
C'est au bord de la Saône, bien plus
que sur les rives du Rhône que l'on sent vivre Lyon, c'est ici que la ville est
née.
Je suis un "gone " des bords de
Saône, j’y reviens toujours, c'est mon identité, je l'ai trainé à travers le
monde, on ne se débarrasse pas comme ça de ses origines.
Par Gérard Guillon.
Inédit.
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