Suite de l'extrait de Naven, roman publié chez L’Harmattan en
2010, par Maryse Vuillermet.
Marthe et
Maria, deux petites bonnes placées à Lyon, montent à Fourvière pour faire un vœu à Notre-Dame.
[...]
Elles sont restées longtemps, la place s’est
vidée. De leur bouche, sortait de la buée mais elles n’avaient pas froid,
réchauffées par la montée et par la conscience de leurs victoires successives.
La ville qu’elle contemplait était plus que de beaux immeubles alignés sur
des boulevards vastes comme leurs rêves, plus que les montées tordues de
Saint-Jean qui leur rappelaient leurs
hameaux de montagne, c’était l’espace de leur réussite, de leur liberté. Même
si elles travaillaient dix heures par jour et six jours et demi par semaine,
leur liberté c’était leur salaire, le fait de ne plus vivre chez leurs
parents, de n’avoir plus les regards de
toutes les vieilles du village rivés à leurs bas de jupes à chacune de leurs sorties, de ne plus dépendre des horaires des chèvres
ou des vaches, des jours de pluie ou de froid, de travailler à l’abri, au
chaud, de manger de vrais repas et plus de la soupe noire et épaisse de vieux
pain, tous les jours, d’avoir, quelle que soit la récolte, toujours le même
salaire, et même ça commençait à se dire entre les bonnes dans les squares, sur
les marchés, de pouvoir changer de patrons si ceux qu’elles avaient les
embêtaient ! Oui, c’était toute cette chance qu’elles contemplaient à leurs
pieds, il n’y avait qu’elles qui le savaient et les autres bonnes de la ville,
celles qui sortaient de leur pays comme elles et c’est pour ça que toutes les
deux, elles se comprenaient si bien sans parler beaucoup ; Maria devant
mais Marthe suivant à la bonne cadence, jamais vraiment distancée, Marthe était
comme une éponge, elle absorbait et tout restait en elle ; Maria était son
guide mais Marthe ne manquait jamais une leçon et il ne fallait jamais lui
expliquer deux fois. Maria l’avait vue tout de suite que son élève était digne
de ses leçons et elle en avait été contente, elle n’aurait pas aimé transmettre
tant de choses à une pimbêche ou à une gourdasse, ça l’aurait déshonorée, ça
aurait dégradé sa tâche et surtout elle voyait que Marthe était assez
intelligente pour comprendre, et apprécier tout son savoir-faire, tous ses talents. Marthe seule pouvait
concevoir sa volonté, son courage, son audace parfois devant l’inconnu, parce
qu’il lui fallait les mêmes qualités pour arriver un peu plus tard au même
résultat. Les patrons leur apprenaient beaucoup mais ils ne se rendaient pas
compte de tous les changements profonds qu’elles devaient faire subir à leurs
raisonnements, leur mentalité, leurs habitudes, leurs gestes de tous les jours,
parce qu’à eux, tout cela avait été transmis insensiblement dans leur enfance
alors qu’elles, elles devaient d’abord prendre conscience de leur façon de
faire, voir la différence puis corriger
ou rayer de leur comportement l’ancienne
manière. Maria et Marthe avaient changé
leur langage et leur coiffures, leurs vêtements bien-sûr mais, plus
encore, leur manière de se moucher,
de manger, de tenir leurs bras moins ballants le long du corps, de
s’asseoir sur une chaise bien droite, de prendre une assiette doucement
et fermement, de boire dans un verre
plus délicatement et silencieusement, d’ouvrir une porte sans la pousser avec le pied, de ramasser un objet
tombé en se baissant joliment sans se mettre à quatre pattes, de se laver, de marcher dans la rue à plus
petits pas, de rentrer à l’église avec leur livre de prières bien serré contre
elles, de ne pas héler leurs copines dans le square ou le marché. C’était une
surveillance de tous les instants qu’elles s’infligeaient à elles-mêmes, qui
parfois les laissait épuisées, le soir, dans leur chambre. Souvent, on ne leur
disait rien mais, un regard, une intonation leur faisaient comprendre qu’elles
n’étaient pas dans le bon ton et c’était le plus souvent par observation et
mimétisme, que, peu à peu, elles se
métamorphosaient et se pliaient à un modèle idéal, non écrit, non-dit même, mais qu’elles commençaient à cerner et qu’elles
désiraient atteindre.
A suivre.
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