Marty s’engage dans l’avenue. A sa suite, le vent
s’engouffre comme une traîne de mariée. Il avance comme s’il était seul au
monde, et peut-être, l’est-il. Voila des années qu’il refait le même parcours. Des
années depuis Machenka. Des années sans Machenka. Pourtant, malgré ce temps, l’instinct
le guide plus que l’habitude. Car tout le ramène là-bas, au bout de son
périple, à ce lit défait, à ces draps aussi froissés que les plis de sa peau.
Continuant plus avant sur l’avenue, les poteaux
télégraphiques, points de repère idéal, bourdonnent au dessus de sa tête. A ses
pieds, des fleurs minuscules défoncent la chaussée. Des inscriptions, seuls
vestiges de la main de l’homme, plastronnent sur les murs. Ce monde ne tient
plus debout au propre comme au figuré. Et Marty pas plus.
Il lui semble que ces composantes du puzzle citadin veulent chacune leur part du gâteau. Elles
se livrent bataille, béton contre écorce, brique contre branche, racine contre
fondation. L’impression première est que les éléments n’ont pas encore choisi :
qui de la création humaine ou des éléments naturels prendra le dessus ?
Dans ce bas monde, là où Marty piétine, seule cette dernière question reste en
suspens. En suspens, sauf pour Marty.
*
Animé de ce feu intérieur, Marty entra dans le seul
bar de Tohu-Bohu. Il n’eut pas le temps de s’installer au comptoir qu’il était
déjà amoureux. A ses côtés, Machenka portait un long collier où prônait, entre
ses seins, un énorme médaillon. Une photo jaunie y était insérée. Intrigué,
Marty y regarda de plus près. Ce cliché représentait Machenka elle-même, du
temps où le soleil régissait encore la terre. Piqué au vif par cette photo, le
cerveau de Marty bouillonna. En temps normal, il n’aurait su aborder cette
sublime créature. Il aurait tergiversé jusqu’à ce qu’un autre le fasse.
Ensuite, il se serait résigné à penser que cette occasion loupée était de toute
façon perdue d’avance. Pourtant, pour une fois, sa détermination lui permit de
vaincre son inhibition. Il commanda deux verres et s’approcha aussitôt de cette
déesse. Dans le souvenir de Marty, Machenka l’avait invité du regard à
s’asseoir à ses côtés. Au contraire, Machenka ne cessait de lui répéter qu’elle
avait été abasourdie par son culot. Elle avait été à deux doigts de congédier
ce malotru. Ces deux versions contradictoires furent la première des nombreuses
fois où leurs avis divergèrent.
Lors de cette première rencontre, Marty fût particulièrement
prolixe. Il avoua venir d’un lieu que tout le monde montrait du doigt, un lieu
emblématique des errements de l’homme : le cratère ouvert suite à
l’effondrement d’un tunnel sur la rive gauche. Il en avait été l’architecte.
Concepteur de cette horreur, il en connaissait chaque recoin par cœur. De plus,
ce champ de ruines offrait un abri douillet par n’importe quel temps. Tous les
jours, Marty s’en extirpait comme une lave en fusion. Pourtant, le matin même, sa
curiosité l’avait définitivement convaincu de tenter sa chance ailleurs. Marty
avait ainsi erré toute la journée jusqu’à se retrouver face à Machenka. En
quelque sorte, il venait de quitter l’ombre pour la lumière. Du moins le
présenta-t-il ainsi.
Mais, ce jour-là, malgré son flot de parole, Marty
cacha l’essentiel. Si la vérité avait envahi sa bouche, il aurait avoué être un
danger. Comme tout homme, il portait en lui le fruit de sa propre destruction.
Curieusement, il aurait aimé en avertir cette fille. Mais quelque chose l’en
empêchait. Certainement l’envie de la séduire coûte que coûte. Dans ce mensonge
par omission résidait l’ambivalence de Marty. Cet homme était capable de vous
donner un rein à une seconde puis de vous l’arracher avec les dents à la
suivante.
Loin de ces considérations, Machenka l’écoutait. Naïvement
nature, elle était armée de toute sa compréhension. Elle savait la fin du monde
imminente. Chaque habitant en était conscient. La date limite se comptait en
jours, en mois, en années, tout au plus en décennies mais certainement plus en
siècles. Cette épée de Damoclès au-dessus d’elle expliquait que plus rien
n’avait d’importance si ce n’est l’essentiel. Pour la première fois dans
l’histoire de l’humanité, de jeunes gens avaient à répondre à ce qu’il importe
de faire quand tout est perdu. Dans ces conditions, la pudeur, le bien et le
mal étaient valeurs obsolètes, balayées par le plaisir d’oublier ne serait-ce
qu’une seconde l’imminence de la fin. A cause de cette situation, l’urgence
aiguisait la moindre pensée. Machenka et Marty étaient des combattants. Le rire
était leur arme, dérisoire mais magnifique. Le bonheur courait dans leur gorge
comme un perpétuel invité.
Ce premier soir, ils avaient déjà beaucoup trop bu
quand quelques verres supplémentaires les aidèrent à traquer la beauté plus avant
dans la nuit. Ils en oublièrent les regards hostiles autour d’eux, ces regards
réprobateurs envers cette union de la vertueuse Machenka et du salopard Marty. Au
détour d’une nouvelle gorgée, ils se scrutèrent avec l’intensité des amoureux. Comme
lui, Machenka cherchait son coin de paradis. Comme elle, Marty avait peu d’amis
mais beaucoup de sommeil en retard. A l’unisson mais sans l’avouer l’un à
l’autre, ils décidèrent de ne pas dormir seuls cette nuit-là.
Quittant le bar, ils empruntèrent les lacets de la
colline jusqu’à l’appartement de Machenka. Dans cet endroit, Marty et sa
nouvelle conquête consumèrent leur amour farouche, maladroit et despotique tour
à tour. Dès le premier soir, Marty dégrafa la combinaison alambiquée et végétale
de Machenka. De son côté, il ôta sa froide carapace de métal. Ils n’eurent
jamais le temps d’observer que leur amour était contre nature. A force
d’attentions, chacun désirait épuiser son partenaire. L’épuiser jusqu’à oublier
cette mer de crasse au dehors. Oublier l’univers. Oublier, simplement, au moins
pour une nuit.
[...]
Par Eric Chatillon.
Extrait de Chaos silencieux, éditions Au fil du temps, novembre 2012.
Nouvelle illustrée par 38 photographies lyonnaises de Stéphane Ros. (livre au rayon Beaux-Arts)
Exposition du 5 au 23 mars 2013 à la mairie du 1er arrondissement de Lyon.
Exposition du 5 au 23 mars 2013 à la mairie du 1er arrondissement de Lyon.
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