J’observe,
depuis longtemps déjà, rêveur, la combe qui défile juste en-dessous de nous
avec lenteur. Ce jour devrait être un jour de joie, et me voilà rempli d’une sorte
de tristesse et d’une mélancolie qui ne me ressemblent pas. Pourquoi ai-je eu
cette idée saugrenue de revenir ici ? Quel besoin avais-je de vouloir
refaire un tour de ce petit train qui serpente sur les coteaux de l’Ardèche,
entre Tournon et Lamastre ? Une envie de pèlerinage ?
Je
sens la main de mon petit-fils dans la mienne. Il est assis sur mes genoux,
sursautant à chaque sifflement sonore de la locomotive, riant aux éclats
ensuite, espérant le prochain cri de la machine. Il me montre le ruisseau qui court
au fond de la vallée, un cheval dans un pré en contrebas qui s’enfuit à notre
passage, en envoyant des ruades, hennissant, furieux. Je l’adore Alexandre.
Mais ce matin, sa joie de vivre et le pittoresque du trajet que nous offre pour
quelques heures le Mastrou, avec sa
locomotive à vapeur, ne parviennent pas à me sortir complètement de ma rêverie.
- A quoi tu penses grand-père ?
Avec
la parfaite conscience de lui mentir, je m’entends lui répondre, d’une voix
sereine :
- A rien fiston.
Devant
son regard brillant, je ne peux m’empêcher de le serrer un instant dans mes
bras et de l’embrasser. Il est tout à sa joie d’être monté dans ce tortillard.
Sa locomotive bruyante, les volutes de fumée qui viennent parfois lécher les
vitres de notre compartiment, l’écho continu de la machine à vapeur sur les
flancs de la vallée où nous circulons, le ronronnement sourd et régulier des
bogies sur ces vieux rails tordus, les secousses qui agitent notre wagon, les
passages dans les tunnels sombres, toujours précédés du sifflement strident de
la machine qui nous tracte péniblement, tout cela l’amuse. Quant à moi, bercé
par ces vibrations et ces bruits, je me sens ramené en arrière, quarante ans
plus tôt.
Je venais d’avoir vingt ans. Pour fêter
cela, avec quelques copains étudiants lyonnais comme moi, nous avions décidé de
passer un week-end prolongé dans l’Ardèche toute proche. À cette époque, le
tourisme n’y était pas ce qu’il est devenu aujourd’hui. Il était assez facile,
pour des jeunes-gens comme nous, de faire un peu de camping sauvage, de se
baigner librement et nus dans l’eau froide de cette belle rivière qui donne son
nom à ce département de France. Nous n’avions pas besoin de grand-chose pour
vivre heureux, en dehors de chercher à satisfaire en permanence une inextinguible
soif de liberté, et probablement quelques envies de transgressions. Sans doute
l’ascétisme et la rigueur de nos études d’ingénieur, ainsi que le sang chaud de
notre jeunesse, alimentaient nos désirs. Et nous nous y vautrions avec
délectation, sans complexe.
Je ne sais plus comment nous était venu cette
idée, ni lequel d’entre-nous avait entendu parler de ce petit train. Toujours
est-il que nous avions quitté l’ombre de l’arche rocheuse de Val en Pont d’Arc, qui
enjambe la rivière dans un de ses méandres, et qui aimablement avait accueilli pour
un temps notre campement, pour remonter sur Tournon. Ah, je me souviens de la
vieille 2CV Citroën de Pierre. Une relique, dans laquelle nous avions réussi à
nous caser tous les 4, avec tout notre équipement. Elle était chargée comme une
mule et avait du mal à avancer sur la nationale 86. Par temps de pluie, il
fallait tourner la manette d’essuie-glace à la main. Pour masquer les trous
faits par la rouille dans le capot du coffre arrière, il y avait collé un
énorme canard jaune. Sans doute un produit dérivé, comme on dit aujourd’hui, de
l’historique et mémorable série télévisée, qui avait pour premier rôle un
caneton nommé Saturnin.
Nous n’avions pas eu de mal à trouver la
gare du Mastrou. Arrivés très tôt avant le premier et seul départ du matin,
nous avions eu le temps de faire le tour de la bête, tentant de comprendre à
quoi pouvaient bien servir telles ou
telles pièces, admiratifs de l’aspect de telles autres, perplexes devant
la petitesse de celles-ci, jouant aux experts en mécanique, tout ingénieurs en
herbe que nous étions.
Je crois que c’est Michel qui les avait
aperçues en premier. À moins que ce ne fut elles qui nous avaient déjà remarqués.
Notre passion pour la mécanique s’était alors très vite vue remplacée par une autre, tout
aussi débutante et dévorante : celle de la gente féminine...
- Grand-père ?
- Hum... oui, Alex ?
- Je vois bien que tu penses à quelque chose. Dis-moi ce que c'est.
D’habitude je cède toujours facilement à
cet enfant. Aujourd’hui pourtant, ce ne sera pas le cas.
- A rien que je pourrais raconter à un petit garçon de ton âge.
Il fait la moue, me donne une petite
tape, qu’il accompagne d’un « Tu n’es pas gentil », juste avant de
revenir se blottir contre moi. Bien vite, son attention est à nouveau attirée
par le spectacle d’un troupeau de vaches qui ruminent tranquillement, indifférentes
à notre passage, puis celui d’un héron posé sur un rocher, au milieu du
ruisseau poussif qui serpente plus bas et qui nous accompagne depuis le début
de notre périple.
A suivre.
Par Maurice Revelli.
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