Le narrateur, grand-père accompagné de son petit-fils Alexandre, retrouve ses souvenirs alors qu'il voyage avec le Mastrou, petit train qui reliait Tournon à Lamastre.
Le
train avait dû s’arrêter à une des petites étapes prévues sur le parcours.
Mais cette fois, cela allait être plus
long qu’à l’accoutumée. Un homme, avec pour seul uniforme une casquette portant
le logo de la compagnie, faisant office à la fois de contrôleur et d’agent de
sécurité, nous avait avertis que l’arrêt allait se prolonger un peu, suite à
une petite avarie. Nous suggérant ensuite, pour patienter, de descendre à cet
ersatz de gare, il nous avait proposé quelques petites ballades à faire
alentour, nous recommandant de ne pas trop nous éloigner. Le sifflet de la
locomotive devait nous donner le signal du prochain départ.
Je
ne sais plus ce qui nous avait pris. Adeline m’avait soudain saisi la main,
accompagnant son geste d’un seul mot : « Viens ». Je l’avais
regardé, surpris, et, comprenant mon étonnement, elle avait ajouté : « Je
connais cet endroit, et j’ai envie de revoir certains coins de mon
enfance ». Comment aurais-je pu lui résister ? Tout me poussait vers
elle. Nous étions descendus tout les deux, profitant d’un petit attroupement
sur le quai pour nous éclipser et laisser nos amis respectifs en plan. Nous
avions vite rejoint un petit sentier ombragé qui longeait le ruisseau. Elle me
parlait, beaucoup, souriait, tout le temps, légère et radieuse. Je lui
répondais peu, l’écoutant patiemment, buvant chacun de ses mots, ne la quittant
plus du regard, cherchant en permanence le sien. J’étais en train de découvrir
ce que c’est qu’être amoureux.
Le
temps changea d’un seul coup. Un coup de vent d’abord. Puis le soleil qui nous
avait accompagné jusque là fut brusquement masqué par une mer de nuages sombres et menaçants. Je suggérais
à Adeline de rebrousser chemin, avant que nous ne soyons pris par l’orage
qui allait sûrement éclater d’un instant à l’autre. Mais elle voulait
poursuivre un peu plus loin, comme si elle recherchait quelque chose
d’important pour elle. Ce qui devait arriver, arriva. Un premier éclair vint
zébrer le ciel, suivi presque immédiatement d’une averse froide et dense.
Adeline me prit la main et me conduisit en courant vers une sorte de vieille
grange abandonnée et à moitié en ruine qu’elle semblait reconnaître. Le temps
d’y parvenir, nous étions déjà trempés jusqu’aux os. Une fois dans cet abri de fortune, nous
avions éclaté de rire, reprenant péniblement notre souffle. Je l’avais ensuite
regardée. Sa robe mouillée lui collait à la peau, redessinant la courbe de ses
hanches, modelant ses seins, devenant presque transparente par endroit. Puis
mon regard avait croisé le sien. Elle
m’observait, un petit sourire au coin des lèvres, consciente que mes yeux faisaient le tour de son corps, et que sa
robe ne le masquait pratiquement plus à ma vue. Je m’étais rapprochée d’elle,
j’avais pris sa main. Elle m’avait laissé faire sans résistance, sans quitter
mon regard. Enhardi par son attitude et pris d’une soudaine pulsion, je l’avais
attirée prudemment contre moi. Puis j’avais pris ses lèvres, doucement,
tendrement. Elles étaient douces, et brûlantes. Elle s’abandonnait dans mes
bras. Se pouvait-il que dès le premier regard, sur ce quai ce matin là, elle
ait ressenti la même chose que moi ?
Je me
souviendrai toute ma vie de ces moments-là…
- Grand-père ?
- Oui Alex.
- Tu rêves encore ?
Emilie
arrive en courant, m’évitant de répondre, et s’assoit en face de nous :
- Ça y est, on a fini.
- Elle est où mamy ? demande Alex à sa sœur.
- Elle arrive, tu sais bien qu'elle ne marche pas vite enfin.
J’aime
les voir se taquiner de cette façon. Émilie est toujours prête
à reprendre son cadet de frère, qui a appris de son côté à ne plus trop
s’en offusquer.
Grand-mère
est enfin de retour. Elle est toujours aussi belle mon épouse. Emilie lui
ressemble tellement. Je me pousse sur mon banc pour lui laisser un peu de
place, et qu’elle puisse s’installer tout près de moi. Elle passe un bras sous
le mien et me demande :
- Tout va bien Serge ?
- Ça va. Alex a vu plein de belles choses.
- Et papy n'a fait que rester dans la lune, lui commente prestement mon petit-fils.
- Ah bon ? fait grand-mère.
Elle
me regarde tendrement, me tend ses lèvres, que j’embrasse sobrement. Un sourire
amusé barrant son visage, son bras serrant le mien un peu plus fort, elle me
demande, d’une voix emplie de tendresse :
- Quelques souvenirs qui te reviendraient ?
Je
plonge mon regard dans le sien, dans ses grands yeux bleus qui m’ont fait chavirer
quarante ans plus tôt. Ils sont toujours aussi beaux. Nous avons eu de beaux
enfants, nos petits-enfants sont magnifiques. Je suis un homme heureux. Heureux
depuis quatre décennies, grâce à ce petit train à vapeur qui parcourt, en s’accrochant
à une ancienne et chaotique voie ferrée, les vertes collines de l’Ardèche.
Par Maurice Revelli.
Nouvelle non autobiographique, classée 2e au concours de Roussillon en Provence, en 2011.
Récit charmant et plein de tendresse... Et qui rappelle bien, en effet, pour ceux qui l'ont connu, ce fameux "Mastrou"... inoubliable !!! Beau souvenir bien raconté... Merci.
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