Lettre de Camille
Claudel à son frère Paul, imaginée par J. Bruyas à l'occasion de la sortie du film "Camille Claudel 1915" de Bruno Dumont avec Juliette Binoche.
Mon Paul, mon petit
Paul,
Aïe, aïe, j’ai peur
pour toi car figures-toi qu’une nouvelle fois on porte ma vie à l’écran… et
pourtant ma vie n’eut rien de cinématographique, loin s’en faut… mais il en est
ainsi des fantaisies des auteurs dramatiques comme des scénaristes, ils
s’imaginent toujours que le malheur est propice à la profondeur d’un propos et
qu’il n’est de vérité qu’au-delà du miroir.
Oui, mon cher Paul,
après Isabelle Adjani c’est Juliette Binoche qui va m’incarner et c’est plutôt flatteur que deux des plus
belles comédiennes du cinéma français me prêtent ainsi leurs traits harmonieux.
Ce deuxième film est
signé Bruno Dumont, un cinéaste qui t’aurait plu puisqu’il est dans l’esprit de
quête spirituelle chère à
« son » maître Robert Bresson , un « claudélien «
dans l’âme, et le sujet même de ce long métrage est singulièrement axé sur cette année fatale de la Grande
Guerre, où déjà internée, on m’annonça ta prochaine visite… ta première visite.
Je ne te tiens pas
grief de tes absences et trop rares (pour mon bien être affectif) visites car
je sais que tu ne peux rentrer ainsi de l’Etranger, à ta guise, et que par
ailleurs les modes de transport ne te permettent guère des allées et venues
entre les différents points du globe où tu fus affecté durant tout mon
internement.
Mais tant d’esprits
chagrins formatés aux idées toutes faites, véhiculées par un ordre moral
nouveau, veulent d’office te rendre coupable de mon internement et te faire
l’injustice d’un abandon absolu de ta part à mon égard.
Je sais, moi, qu’il
n’en est rien, et j’ai comme une preuve irréfutable de ton amour pour moi,
cette soirée de Noël 1886 où, rentrant de Notre-Dame tu vins, tout exalté
frapper à ma chambre et me promettant le silence absolu, tu m’annonças la Grâce dont tu venais d’être frappé.
Lorsqu’un frère confie à sa sœurette , certes
aînée, la plus intime de ses pensées c’est qu’il l’aime au-delà de tout et qu’il ne l’abandonnera jamais.
Moi, je pourrais dire
que tu ne m’as jamais abandonnée, mais qui diantre s’en soucierait puisque à
travers cet internement forcé dont mère s’est personnellement chargée, c’est
toi qu’on veut atteindre chaque fois que ma vie misérable est évoquée.
1915…Tu es déjà un
auteur confirmé, un écrivain reconnu et ton théâtre a déjà atteint sa plénitude
avec « Tête d’Or » en 1890, « La jeune fille,
Violaine » en 1892 et revue en 1899, « La ville » en 93,
« L’échange » un an après suivi du « Repos du septième
jour » puis en 1906 cet
exceptionnel « Partage de midi », enfin « L’annonce faite à Marie »
et encore « Protée »….1915…une Œuvre et tu n’as seulement que 47
ans… !
Moi aussi j’aurais pu
avoir une œuvre si ce damné Rodin m’avait laissée éclore… Tu vois lui , on le
rend moins responsable de mon état que
toi… alors que ton amour ne m’a jamais fait défaut… mais lui… Il m’a volée, spoliée,
vidée comme ces coquillages que les
gourmets vont déloger dans leurs carapaces de calcaire avec une petite fourchette pointue et avalent
goulûment… Rodin et ses sbires ont sucé mon esprit créateur et ont
souillé mon être comme ces prédateurs affamés.
A suivre.
A suivre.
Par Jacques Bruyas, auteur de la pièce Nous ne reviendrons plus vers vous (éditions Cosmogone), inspirée des correspondances échangées entre
Camille et Paul Claudel, dont vous pouvez découvrir un extrait en cliquant ici.
pour avoir écrit à la place de Berlioz, je connais ce bonheur mêlé de peur, se mettre dans la peau de quelqu'un d'autre.
RépondreSupprimerBravo Jacques