Un texte, une image, vous plait ? Vous souhaitez l'emporter et le partager pour votre plaisir personnel ? Pensez à l'auteur : n'oubliez pas l'endroit où vous l'avez trouvé, ni le nom de celui ou celle qui vous a offert du plaisir... et laissez un petit mot. Les auteurs aiment savoir que leur travail intéresse.
Vous souhaitez en savoir plus sur l'UERA ? Sur un auteur en particulier ? Visitez le site internet uera.fr
, le blog infos de l'association, ou les blogs personnels (liens à droite).

Tableaux en attente d'écrits UERA

jeudi 24 octobre 2013

Le Reporter

Et si nous prenions le train ?

[...] Elle est là, déchaussée, chatte lascive, rappelant par toute son attitude le souvenir du parfum qu'elle a laissé en entrant. Lovée au creux des deux fauteuils dont elle a fait une banquette en relevant leurs bras. A moitié étendue. Exposée. Corsage entrouvert jusqu'au second bouton. Le soyeux de ses bas suggérant le velours de sa peau. Ses longs cheveux jetés sur une épaule, yeux baissés, elle feuillette un magazine, négligemment. Comme si elle était seule, chez elle, dans son salon. En face de ces trois hommes qui font avec elle le voyage. Dont le premier, le plus près de la fenêtre, a choisi d'observer le paysage. Le second, celui du milieu, de se plonger dans un livre, jetant un œil sur elle chaque fois qu'il tourne les pages. Le Reporter, quant à lui, faisant des efforts désespérés pour détacher les yeux de la belle inconnue.
Il rentre d'un long voyage. D'un reportage au cours duquel, alors qu'il pensait simplement se renseigner sur les circuits qu'emprunte l'argent que procure le trafic de drogue, pour la première fois de sa vie il a cru sa dernière heure venue quand il s'est aperçu qu'il s'était immiscé sans le savoir dans une sombre affaire de corruption, d'ententes illicites et de services secrets. Surpris en flagrant délit d'intelligence. Ne devant la vie qu'à son instinct qui, au moment où les choses allaient mal tourner, a su lui faire jouer l'innocence du jeune homme naïf qui ne s'est même pas aperçu qu'il venait de mettre le pied dans un domaine interdit.
Cela fait trois semaines qu'il ne s'est approché d'une femme. Les fuyant même, sans le paraître. Par fidélité à la parole donnée. Par amour bien sûr. Pour se prouver aussi qu'il n'est pas de ces velléitaires qui se laissent embarquer par le premier jupon. Bien qu'Aurore, usant d'un fallacieux prétexte pour refuser une fois de plus de se donner avant son départ, l'ait rendu, inconsciente de l'épreuve qu'elle lui imposait, perméable à n'importe quel attrait. Ne pesant pas, à coup sûr, le danger dont elle les menaçait sans le savoir. A moins qu'à sa manière, en dépit des apparences, elle ait fait ce qu'il fallait pour qu'il l'emportât sur le Minotaure et revienne vainqueur au travers du labyrinthe en remontant son fil d'Ariane?
Le voilà donc de retour, affamé, s'efforçant de reporter les yeux ailleurs que sur la belle voyageuse, mais n'y parvenant pas. Pour appliquer l'enseignement de ce vieux maître d'école qui, lorsque le temps annonçait la neige ou que le vent soufflait du midi, les faisait courir lui et ses camarades autour des platanes qui entouraient la cour pour les apaiser, il imagine d'aller désaltérer au bar sa gorge assoiffée. Se lève. Y va. Revient. Sort son carnet. S'essaye à rédiger trois notes avant de prendre pour prétexte les vibrations du train qui file sans heurt sur les rails pour s'arrêter d'écrire, ranger ses papiers, rengainer son stylo. Ne voulant accepter, s'il ne lui vient ni idée ni formule, d'en attribuer la carence à celle qui, devant lui - devant eux plutôt - langoureuse, indifférente, avec le dédain d'un félin se prélasse. Il ferme les yeux. S'applique à respirer à fond. Une fois. Deux fois. Trois fois. Comme il a appris qu'en ces cas-là il faut faire. Puis il s'imagine dans sa chambre d'hôtel s'enroulant dans sa couverture et se couchant par terre pour éprouver son corps à la fermeté du plancher. Mais rien n'y fait. Avant de ré-ouvrir les yeux, il tourne la tête vers la fenêtre, s'obligeant à ne regarder qu'ensuite : les maisons se rapprochent de plus en plus les unes des autres comme pour fuir la campagne. Il reconnaît les faubourgs de la cité : ils seront bientôt arrivés. Il referme les yeux en laissant aller sa nuque contre l'appui-tête. « Ce serait le bouquet si je m'endormais maintenant! » se dit-il en songeant à ce que penserait Théo qui doit l'attendre sur le quai puisqu'il a jugé trop difficile de lui expliquer par téléphone où ils devaient se rendre. Peut-être sera-t-il avec Aurore? espère-t-il. Aurore qui lui reproche de ne plus la regarder, de ne pas la considérer davantage qu'un meuble quelconque de la maison. Un meuble dont elle prétend qu'il ne prête attention que lorsque c'est à son tour de servir... Une expression se fraie un chemin dans les méandres de ses pensées : "A la hussarde!" Oui, c'est sans doute ainsi qu'il se comporte quand il rentre de voyage. Sans délicatesse. Sans ces prévenances et caresses qui témoignent de l'oubli de soi pour l'autre. Qui montrent le don de l'attente. La pureté de l'amour. Qu'en aucun cas ne prouvent les mots. Ni même la soif des corps. « Ne l'aimerais-je plus? Ou l'aimerais-je moins? » s'interroge-t-il, se demandant si, lorsqu'il est avec elle, il sait aussi bien qu'il le dit faire une croix sur son métier. Une valise touche son genou : le voyageur de la fenêtre passe en s'excusant. Il bondit : il est seul dans le compartiment. « Deux minutes d'arrêt ! » lance un haut-parleur. Il attrape en hâte ses bagages et se précipite vers la sortie. Du haut des marches il aperçoit, de dos, jetée dans les bras de celui qui l'attendait, celle avec qui ils ont voyagé. Bel homme! observe-t-il fugitivement tandis qu'elle plie sa jambe et montre un instant le dessous de cuir fauve de son soulier verni. Après avoir desserré son étreinte et libéré ses cheveux, de son bras libre son compagnon entoure les épaules et entraîne la belle voyageuse qui, tout à l'heure moitié statue, relève maintenant à tout propos sa tête joyeuse d'oiseau blond : ils se font avaler par la vague des voyageurs jaillis de la seconde rame et disparaissent.
- Suis-je bête! se dit le Reporter, étonné de ne pas avoir eu l'idée de semblable scène au moment où il lui eût été fort utile de l'imaginer tandis qu'il aperçoit, là-bas, à l'entrée du quai, deux bras qui lui font signe.[...]

Par Jean-Paul Gabarre.
Extrait de  OH ! MY GOD ! Pourquoi ? ("plaidoyer sous forme de roman", tome I de A la recherche de l'essentiel), Edilivre, juillet 2009.
Site de l'éditeur. (cliquez sur les mots bleus)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire