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vendredi 1 mars 2013

Conversation fictive entre Paul et Camille Claudel


Parti de Brangues, poursuivons notre promenade avec Paul et Camille Claudel.

"Contrairement aux idées véhiculées à l'emporte pièce, Paul Claudel ne fut pas responsable de l'internement de sa sœur et il entretint avec elle une correspondance assez particulière qui m'inspira une courte pièce de théâtre : Nous ne reviendrons plus vers vous pièce créée à l'Alliance Française de Lyon voici trois ans par Christian Bellegueulle (Paul Claudel) et Christiane Kattendjian (Camille Claudel), et spectacle qui tourna en Rhône-Alpes puis en France avant que de revenir pour deux dernières à Brangues." 

Deux tables séparées par un paravent. Sur chaque table une lampe de bureau qui est allumée par l’intervenant au gré de sa lecture puis éteinte et allumée par l’autre… Noir absolu autour.



                                                         *  

Paul :

- Ma chère Camille,

Que d’horreurs dois-je supporter sur ton fait. On m’accuse de mille et mille maux sans trop savoir pourquoi et comment je dus me résoudre à signer avec le conseil de famille ton enfermement probable si tu poursuis dans tes folies. Oh combien j’aimerais pouvoir venir te chercher et te serrer dans mes bras comme au temps béni de notre enfance. La cruauté du temps fut cruauté de la mère et nous restons à vie, enfants de notre propre condition.

Je viens d’acquérir une vaste demeure, un château perdu dans les limbes comme un décor du Grand Meaulnes. Je pose enfin mes bagages mais maintenant c’est l’inspiration, la muse qui m’emmena au-delà des confins de notre quotidien.

Je voudrais que tu viennes ici que je te fasse côtoyer ma muse et entendre son chant mêlé aux grâces de Dieu. Le chant de ma muse, ma chère Camille, ce n’est point le bourdon de l’avette, la source qui jase, l’oiseau de paradis dans les girofliers.

Ma muse c’est toi, c’est l’autre et c’est moi emmêlés comme les corps de deux amants qu’aucune aube ne séparerait.

Quand Dieu composait l’Univers, quand il disposait avec beauté le Jeu, quand il déclenchait l’énorme cérémonie,

Quelque chose de nous avec lui, voyant tout, se réjouissant dans son œuvre,

Sa vigilance dans son jour, son acte dans son sabbat !

Toute parole est une répétition.

L’écriture m’a toujours été paysage.

Derrière moi la plaine, comme jadis en Chine quand je montais l’été vers Kouliang.

Le pays aplati par la distance et cette carte où l’on ne voit rien tant que l’on marche dedans, le chemin qu’il a fallu faire avec tant de peine et de sueur de ce point jusqu’à un autre point, tant de kilomètres et d’années que l’on couvrirait maintenant avec la main !

Le soleil d’un brusque rayon çà et là fait revivre et luire un fleuve dont on ne sait plus le nom, telle ville comme une vieille blessure qui fait encore souffrir !

Là-bas la fumée d’un paquebot qui part et la clarté spéciale que fait la mer, -

L’exil à plein cœur accepté dont nous ne sortirions qu’en avant et non pas en arrière !

Le soir tombe, considère ce site nouveau, explorateur !

Ce silence à d’autres étonnant qu’il est familier à ton cœur !

Les montagnes l’une sur l’autre se dressent dans une attention immense.

Il faut beaucoup d’espace pour que la vie commence, pour que le souffle du large soit arrêté et que les eaux en ce cirque déchiré soient recueillies ! J’écoute le bruit qu’elles font et le soupir de tous ces villages sous moi dans le sucre et dans le riz. Ma maison que j’ai abandonnée pour toujours, je n’ai qu’à me retourner pour savoir qu’elle est là-bas.

Je sais que tout est fini derrière moi et que le retour est exclu.

Donne avec un profond tressaillement, mon âme, dans ce pays complètement inconnu !

Pourquoi tarder plus longtemps sur ce seuil préparateur ? Où es-tu ma sœur, mon amie ? Je dois changer d’affectation et me rendre à Prague comme Consul Général. Je pense fort à toi.

  

                                           Lumière



Camille :

- Mon cher Paul, promets-moi une chose… n’emmène pas mes sculptures en ton nouveau poste. Enferme celles que tu as… on me vole, on me spolie, on m’assassine à petits feux. Je tremble du sort de « l’Age mûr »… ma dernière sculpture. Ce qui va lui arriver, c’est incroyable ! Si j’en juge par ce qui est arrivé aux « causeuses » exposées en 1890. Depuis ce moment, divers individus s’en servent pour se faire des rentes. Entre autres, une suédoise – Staheberg de Frumerie – qui depuis cette époque expose un groupe de « causeuses » plus ou moins modifié et bien d’autres peintres et sculpteurs qui exposent des « potins », des « conversations »… Après quoi, « la petite Cheminée », cette année-là dans tout Paris on ne voyait que « des Cheminées » avec femme assise, debout, couchée, etc. « L’Age mûr », ce sera de même ; ils vont tous le faire les uns après les autres. Chaque fois que je mets un modèle nouveau en circulation, ce sont des millions qui roulent pour les fondeurs, les mouleurs et les marchands et pour moi 0 + 0 = 0.

Une autre année, je me servais d’un gamin qui m’apportait du bois. Il vit une esquisse que j’étais en train de faire : une femme avec une biche. Tous les dimanches il allait à Meudon rendre compte au sieur Rodin de ce qu’il avait vu. Résultat rien que cette année il y avait trois « femmes à la biche » textuellement modelées sur la mienne, grandeur nature ; rapport au bas mot 100.000 francs.

Une autre fois, une femme de ménage me donnait un narcotique dans mon café, qui me fit dormir douze heures sans arrêter. Pendant ce temps, la femme pénétrait dans mon cabinet de toilette et prenait « la femme à la croix » « trois études de femme à la croix » rapport 100.000 francs.

Après cela ils s’étonnent que je leur ferme la porte de mon atelier et que je refuse de leur donner ces modèles qui rapportent à tout le monde excepté à moi… Et ça fait les étonnés !

L’année dernière, mon voisin le sieur Picard – copain de Rodin – frère d’un inspecteur de la Sûreté pénétrait chez moi avec une fausse clef ; il y avait contre le mur une « femme en jaune ». Depuis il a fait, le monstre, l’ogre, plusieurs « femmes en jaune », grandeur nature, exactement pareilles à la mienne et qu’il a exposées, rapport au bas mot 100.000 francs. Depuis ils font tous des « femmes en jaune » et quand je voudrais exposer la mienne, ils feront la contrepartie et me la feront interdire ! Le même jour le sieur Picard vit chez moi un monument que j’étais en train de faire et le passa à ses bons copains, les sculpteurs, on partage entre frères, entre francs-maçons… je suis sûre que cet homme que j’ai pourtant aimé comme personne n’aime me proposerait volontiers en partage à ses prétendus élèves qu’il pille comme il me pille. Le gaillard vit aux crochets de ses élèves et se taille une belle pâtée. Et quand je rue dans les brancards, il se sert de toute la société, de vous, et de toi-même mon frère, à ton insu, pour me donner des coups de fouet. Le mécanisme est facile à comprendre. Garde tout cela pour toi, inutile de crier, il vaut mieux agir en dessous. Quand ils te parleront de moi, tu leur diras « ça nous étonne qu’elle se refuse à ce système-là ! C’est pourtant assez logique, tout le monde en ferait autant. Il y a de l’amour- propre d’artiste, cela se comprend. Et jamais rien pour elle ? » Il avait du toupet après s’être servi de mon corps, de mon talent, de mes créations depuis plus de vingt ans de me faire terminer ma carrière à la charité de mes parents ; du toupet ! Tu leur diras « Vous lui devez quelque chose pour tout ce que vous lui avez pris depuis des années – Sans cela son atelier restera dorénavant hermétiquement fermé. Je n’y peux rien. »

Les huguenots – car tu n’es pas sans savoir que ce monstre est huguenot ou protestant… c’est du pareil au même. Les huguenots sont aussi malins que féroces. Ils m’ont élevée exprès pour leur donner des idées connaissant la nullité de leur imagination. Je suis dans la position d’un chou qui est mangé par les chenilles à mesure que je pousse une feuille, ils la mangent.

La férocité des huguenots était légendaire au moment de la Renaissance. Depuis ça n’a pas changé. Ne montre ma lettre à personne. Méfie-toi des suppôts que l’on te soudoie. Ne parle de rien et ne dis pas de nom, sans cela ils arriveraient tous me menacer.

Le triste sire puise chez moi par différents moyens et partage avec ses copains, les artistes chics, qui, en échange, le font décorer, lui font des ovations, des banquets… Les ovations de cet homme célèbre m’ont coûté les yeux de la tête et pour moi, rien de rien !

N’emporte pas mes sculptures à Prague, je ne veux pas du tout exposer dans ce pays-là ; les admirateurs de ce calibre-là ne m’intéressent nullement.

Renvoie-moi le plus tôt possible la petite pièce « l’aurore » que tu détiens, je vais la vendre pour avoir de quoi survivre avec ce que tu me donnes déjà si généreusement.

Tu as raison ; la justice ne pourrait rien contre ceux qui me volent et m’assassinent à petit feu. Ce qu’il faut avec ces gens-là, c’est le révolver, seul et unique argument. C’est ce qu’il faudrait car note bien qu’en laissant l’autre sans punition, cela encourage les petits qui exposent impunément mes œuvres et se font de l’argent avec, sous la direction du sieur Rodin. Mais ce qu’il y a de plus drôle c’est qu’il s’est permis l’autre année d’exposer une œuvre en Italie qui n’était pas de moi, signée de moi, et qu’il a fait donner une médaille pour pousser l’ironie jusqu’au bout.

Je tiens maintenant le bout de l’oreille. Le gredin s’empare de toutes mes sculptures par différentes voies, il les donne à ses copains, les artistes chics qui, en échange lui distribuent ses décorations, ses ovations… Mais je ne sais pas si je ne t’ai pas déjà écrit tout ceci… Paul j’ai peur, j’ai peur de lui, des autres mais surtout j’ai peur de moi… promets-moi de toujours veiller sur moi comme le frère qui bien que plus jeune que moi m’a toujours été un aîné… Je t’aime mon Paul et je t’embrasse.

 [...]
Par Jacques Bruyas
Extrait de Nous ne reviendrons plus vers vous, éditions Cosmogone.
Promenades à suivre.

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